Prologue

Trois histoires classées

            Chow releva la tête. Il faisait un froid de canard dans le salon. La climatisation, la garce, avait dû se remettre en marche automatiquement. Singapour était plongé dans la nuit ; une nuit claire, traversée des mille et un faisceaux de lumières émanant des mille et un gratte-ciels qui étaient encore en activité à cette heure. Même si la moitié de la ville dormait, l’autre moitié suffisait à prouver qu’ici le labeur ne s’arrêtait jamais. Comme à Schenzen, comme à Shangaï, comme à Bombay, Osaka. Il ne restait plus guère que la façade pacifique des Etats-Unis — Seattle, San Francisco ou Vancouver et quelques pointes sud américaines — pour prétendre à la même effervescence. Le reste de l’Occident était devenu une province de l’histoire. Les journalistes blancs avaient raconté des trucs improbables à leurs lecteurs pendant des années — genre la fin de l’histoire, ou mieux celle du monde — infoutus qu’ils étaient de raconter honnêtement que le gouvernail avait simplement changé de main. Et que l’exploitation se ferait désormais dans l’autre sens. Pas plus, pas moins.

          Pourtant, les trois histoires que Chow venait d’extirper du disque dur de cet ordinateur français, dont l’écran clignotait, avaient su le divertir. Comme des témoignages d’un temps révolu, des récits qui illustraient le déclin de la France, ce coin d’Europe qui n’était plus qu’un vaste centre de loisirs pour la populasse du monde entier. Qui étaient ces Bruno, ces Bosley, ces Adrien ? Chow n’en savait rien, mais savait que tirer le fil de leur histoire n’avait plus guère d’importance. Quelle que soit la gravité de ce qui leur était arrivé, le fait que cela leur fût arrivé là-bas ôtait tout intérêt. Car, quand on est dominé économiquement, on le devient culturellement, et ce que l’on dit, ce que l’on écrit n’a plus qu’une portée locale. Si les mêmes histoires s’étaient produites à Hong Kong, Chow eût probablement ouvert une enquête. Mais les instructions étaient claires. Le client – la sécurité européenne localisée à Rotterdam — ne traitait plus que les cas graves. Et quand cela venait de là-bas, il fallait vraiment un séisme pour que cela fût considéré comme grave. Le reste devait être classé. On soldait les histoires périphériques.

    Chow envoya un code XA au central, ce qui signifiait « bon pour destruction ».
Il mit le disque dur de cet ordinateur gris dans le sac destiné aux envois à l’usine, puis se glissa sous ses draps après une dernière bière.

    Trois histoires classées, c’était toujours ça de gagné.