Prologue

Plus tard, à Singapour



            Ce soir-là, Chow Jiang en avait plein les bottes de son travail au décryptage. Cela faisait vingt ans qu’il était entré dans la police, dix qu’il avait intégré le service informatique et cinq que ce service avait déménagé dans les magnifiques locaux de Marina Sands. Pourtant, la fierté des débuts, renforcée il y a quelques années par sa nomination au grade de commissaire, avait fini par s’éteindre. D’abord, l’humidité avait eu peu à peu raison des premiers étages de la tour, ceux de son administration. Son petit bureau donnant sur le Casino, la salle des décrypteurs ou la salle des stocks sentaient cette même odeur de moisi qui montait peu à peu les étages de la tour.
            Et puis il faut le dire : si Marina Sands avait constitué l’attraction majeure de Singapour, lors de son inauguration en 2010, avec notamment son jardin suspendu et sa piscine dominant la baie, il y avait bien longtemps que les deux tours jumelles étaient rentrées dans le rang, cernées peu à peu par d’autres exploits architecturaux, plus impressionnants les uns que les autres. Le fameux jardin avait d’ailleurs été ravalé au rang de simple d’héliport, où une kyrielle d’engins volants venaient déposer jour après jour leur cargaison de disques durs.
            Dans la nouvelle répartition du travail dans le monde, qui avait marqué les premières années de domination officielle de la Chine, Singapour avait su tirer son épingle du jeu. Et puisque, comme dans toutes les autres périodes de l’histoire, le leadership économique avait pavé la voie à l’expansion d’un modèle politique, la bulle sécuritaire avait naturellement succédé à la bulle financière. Le collectif primait désormais sur l’individu. Pour la plus grande tranquillité de tous. Dans ce monde chinois, Singapour avait tôt fait de supplanter la France comme expert en sécurité. Si la vieille région d’Europe avait dominé l’intelligence politique de la fin du XXème siècle, en s’appuyant sur son expérience de l’infiltration et sur sa pratique des interrogatoires musclés — expertise exportée avec succès dans la plupart des dictatures du monde — l’entrée dans un univers de sécurité informatique avait sonné le glas de son ambition. Longtemps critiqué politiquement, Singapour était désormais érigé en modèle de contrôle. La petite île avait récupéré les contrats juteux du traitement des données personnelles de la plupart des continents. Les polices du monde entier lui envoyaient quotidiennement des disques durs à décrypter. Cela permettait à tous le solder les affaires en cours, d’archiver les données biographiques des coupables ou victimes.

            Tout cela était bien beau. Mais Chow, lui, il saturait. Et on n’était que jeudi. Il prétendit une visite d’inspection à un entrepôt du nord de l’île et annonça à ses troupes qu’il devait partir. Il était à peine dix-sept heures. La nuit ne tomberait que dans une heure. Il faisait chaud et moite sur la ville, malgré le souffle tiède en provenance de la baie. Il prit le coast shuttle et fila à Sentosa Island pour piquer une tête. Les troupeaux habituels de familles avec enfants. Les plongeoirs un peu partout. Et les immenses navires hydroglisseurs qui attendaient leur cargaison au large. Chaque fois qu’il traînait dans le coin il se demandait pourquoi il n’avait jamais été foutu de bâtir une famille. Il y avait eu Chen, pulpeuse, caustique, qui était partie avec un chinois du continent. Sur le moment, cela ne lui avait pas semblé si grave, mais le fait est qu’il n’avait plus jamais été aussi proche de faire des enfants à quelqu’un. C’était comme ça. C’était d’autant plus bête qu’il y avait sur cette planète désormais bien plus de femmes que d’hommes. Vers neuf heures, il regagna le centre-ville. Il s’envoya quelques bières dans un bar de Clarke Quay. Les serveurs avaient des vêtements qui les faisaient ressembler à des hologrammes. Le bruit assourdissant des trouvailles du DJ finit par avoir raison de sa patience. Il regagna son Condo
            L’appartement du quinzième étage était calme. Derrière la baie vitrée, une brume de chaleur recouvrait la ville, lui donnant des airs de bande dessinée. Par culpabilité Chow se dit qu’il allait tout de même travailler un peu. Après une longue douche, il installa l’ordinateur qu’il avait ramené du bureau sur la table du salon. C’était un vieux Mac Book pro, gris anthracite, dont l’écran clignotait dès qu’on le laissait trop longtemps allumé. Il téléchargea l’utilitaire de récupération de données, puis l’outil sémantique permettant de classer les contenus sans avoir besoin parler la langue du pays. C’était un ordinateur qui avait été utilisé par des Français. Pas un top prioritaire mais plutôt de ces vieux disques durs qui attendaient depuis des semaines d’être traités. Il classerait les données et se coucherait ensuite.

            Un dossier « perso confidentiel » apparut sur le bureau, qui n’avait pas été signalé sur la fiche de la première inspection. Chow l’ouvrit. Il contenait uniquement trois fichiers :

-       Avant.com
-       Vous.com
-       Double.com

            Chow déclencha le traducteur et se mit à regarder tout ça…